Eva Jankowski et le théâtre de Roland Topor.
Il vit dans un cauchemar, mais un cauchemar positif ( Lebt im Alptraum, aber ein positiver Alptraum)

Roland Topor est en France un oublié du théâtre de l´Absurde. Il est mort depuis trop peu de temps diront certains, pour en faire un revival. C´est un génie et un emmerdeur diront d´autres, artistes comme lui, alors il n´a que ce qu´il mérite. « Bon débarras », a-t-il lui-même choisi comme épitaphe, ce qui explique peut-être avec humour et sarcasme l´ombre qui se penche un peu sur cet écrivain-dramaturge hors-norme. La dernière apparition de grande envergure était la publication du Portrait en pied de Suzanne dans la collection Folio à 2 euros à l´automne 2001. Et sa reconnaissance au-delà de nos frontières est un mystère. De manière assez inattendue, son théâtre est vivant et régulièrement joué de l´autre côté du Rhin, où il émerge depuis deux années sur les planches d´un théâtre berlinois, le Theater Unterm Dach, et trône en bonne place au côtés des maîtres de l´absurde et de cette inquiétante étrangeté qui plaît tant au public allemand que sont Kafka et Beckett, sous la mise en scène d´une petite allemande de caractère.


Eva Jankowski, née en Thuringe en 1968, est assistante de régie dans quatre théâtres différents avant d´entrer dans la célèbre école de théâtre Ernst Busch Theaterschule de Berlin qui forme les meilleurs acteurs et metteurs en scène d´Allemagne. Après les quatre années d´études, elle commence à travailler en indépendant et propose ses projets de mise en scène aux théâtres de Berne et de Berlin. Marquée par le théâtre de l´absurde, goût affiché depuis sa jeunesse lorsqu´elle assiste pour la première fois à une représentation de la pièce de Samuel Beckett En Attendant Godot, elle met en scène un texte de Kafka, Blumfeld, Ein älteres Jumggeselle, à Berne, dans un ascenseur à double portes où prennent place quelques spectateurs, les acteurs interviennent à chaque étage selon la succession de scènes, elle conduit les spectateurs en tant que liftière personnelle de scène en scène… La scène finale se passe au rez-de-chaussée où cette fois les deux portes coulissantes sont ouvertes de chaque côté et les spectateurs observent la même scène finale, symétrique, de l´intérieur de l´ascenseur, avec un léger décalage, les deux acteurs jouant la scène en simultané avec leurs tenues de fonctionnaire grises et anonymes. La presse locale est enchantée, le public aussi et son contrat est reconduit en Suisse pour deux mois supplémentaires. De là des rencontres avec d´autres metteurs en scènes et des acteurs, des idées de projets et un nom qui plusieurs fois revient dans les bouches de certaines personnes : Roland Topor.
L´exposition de Munich au milieu des années 80 des dessins et esquisses de Roland Topor va sans le savoir jouer un rôle important pour la naissance d´une série de représentations de ses pièces quelques années plus tard. Tombée un jour par hasard sur un texte de l´auteur auquel on avait comparé sa manière de travailler, Eva Jankowski est amusée et séduite à la fois par l´absurde qui se dégage du texte, par le caractère scatologique, dégoûtant, la franchise et l´humour autour de la merde – entre autre – qui fait la joie infantile des textes de Roland Topor, ainsi que par son amour de la vie et de ses plaisirs. Puis, de rencontres en rencontres, les discussions débouchant de nouveau sur cet auteur, Eva Jankowski commence un travail de fond qu´elle continue aujourd´hui, la recherche de documents, textes, revues, articles, parutions épuisées, personnes qui l´ont connu de son vivant. Elle va même jusqu´à Paris se recueillir sur sa tombe. Les signes d´une véritable reconnaissance entre elle et le dramaturge-écrivain-dessinateur-polémiste-sexmaniaque sont évidents et la jeune allemande pousse un peu plus la recherche de documents le concernant. Le catalogue de cette exposition en main, elle mesure l´ensemble et la variété de l´œuvre de cet homme, la richesse de ses dessins de même que la fantaisie de son écriture qui la plongent définitivement dans l´univers de Topor. Elle y découvre un auteur qui se joue de la société et de ses bonnes mœurs, un homme à l´humour féroce mais aussi absurdement drôle, nous nous souvenons tous de Téléchat, et le fait qu´il retourne les valeurs de la société comme un envers d´elles même, le goût de la table des français ne doit pas nous faire oublier que l´on chie tout ça aussi, et ce symbole de la double réalité des choses que Topor ne cesse de mettre en avant, tout en inversant parfois les référents est une mine d´or pour un metteur en scène. Le théâtre de l´Absurde de Beckett et l´inquiétante étrangeté des textes et pièces de Kafka font depuis longtemps partie de l´univers d´Eva Jankowski ; en y ajoutant Topor, elle y ajoute une facette inédite d´humour, de loufoque et de fantaisie assez difficile à délimiter tant ses frontières sont vastes et malléables.
Elle se renseigne sur les droits d´exploitation du théâtre de cet auteur, déjà payés dans les années 90, et se décide pour la mise en scène d´Un Hiver sous la table. Elle en discute avec certains acteurs avec lesquels elle a l´habitude de travailler, l´enthousiasme se diffuse, et la pièce est présentée au directeur d´un petit théâtre de Berlin, le Theater Unterm Dach ( le Théâtre sous le toit) qui se verrait bien accueillir la pièce qui s´appelle Ein Winter unterm Tisch. Le projet est accepté et lancé, après six semaines de travail sur le texte et six autres de mise en scène, le public Berlinois peut voir cette pièce de Roland Topor qui n´avait pas été jouée en Allemagne depuis le début des années 90, et ce uniquement dans une petite ville de province. Une traductrice peu fortunée se voit obligée de louer l´espace encore disponible sous son bureau à un cordonnier bulgare émigré pour parvenir à payer son loyer. La promiscuité est en soi déjà source de situations singulières, mais tant bien que mal les deux protagonistes apprennent à vivre ensemble et à se connaître. Les deux cœurs bleus, coincés entre leur timidité et l´espace confiné se découvrent peu à peu l´un à l´autre, les jambes de madame et les mains et les yeux de monsieur s´apprivoisent, le désir réciproque qui se dégage fait sauter quelques verrous avec beaucoup d´humour mais aussi énormément de tendresse. Après quelques péripéties, l´arrivée d´un ami du cordonnier qui complique un peu la cohabitation, des malentendus du langage et la chaleur qui commence sérieusement á inonder les veines et les cœurs des deux amoureux, l´hiver sous la table laisse sa place au printemps de l´étage supérieur…
La presse découvre à la fois un metteur en scène et un auteur originaux et délivre de très bonnes critiques et articles, chaque représentation se joue à guichets fermés.
La décision de continuer avec Topor va de soi, ce qui est différent maintenant, c´est de choisir quelle pièce mettre en scène une fois que l´œuvre est connue et que l´effet de la découverte est passé. Eva Jankowski choisi la pièce Combat dans la nuit, par son exigence théâtrale – c´est une pièce qui se joue dans la pénombre pendant toute sa durée- et surtout parce qu´elle n´a jamais été jouée en Allemagne. Deux individus qui ressemblent fort au couple du Godot de Beckett se rencontrent dans une sorte de tunnel, ils se cognent, se perdent, se font peur, et soudain l´un d´entre eux meurt, après avoir ingéré un curieux champignon qui poussait dans ce drôle d´endroit. Il se retrouve au ciel dans les bras de la voluptueuse Vierge Marie, dont la voix sirupeuse, les promesses tendres et les contours abondant font perdre la tête au pauvre Labouré qui réagit comme un mortel, et vaniteux comme un homme, il propose à la belle de lui soigner sa frigidité ; la sainte femme est néanmoins femme, et outragée comme une femme, elle pousse une colère dont les mots ne figurent certainement pas dans les Ecritures, et renvoie le présomptueux vers sa condition antérieure et ténébreuse, sauf que vingt années se sont écoulées et le combat dans la nuit est d´autant plus rude… La mise en scène est un défi, elle joue avec le peu de lumière et l´effet troublant de plonger aussi le spectateur au beau milieu de l´obscurité, lui-même sent alors les souffles des hommes qui luttent ou qui ont peur, ou bien il peut deviner la sensualité de la vierge marie très proche. La reconnaissance de l´espace se fait par le son et les voix, leurs déplacements, l´ambiance.
Les projets futurs concernent encore et toujours la mise en scène de Topor, il reste quatre pièces inédites en Allemagne sur lesquelles Eva Jankowski veut absolument travailler ; Le Bébé de Mr Laurent sera certainement la prochaine réalisation.


Eva Jankowski
Schönhauserallee 155
10435 Berlin

Theater Unterm Dach
Danzigerstrasse
10437 Berlin

Roland Topor (1938-1997)
Cimetière Montparnasse
Division 14
75014 Paris

 

 


visites

© Iconoclaste - 2000 - 2003 -