Le port de l’angoisse

(To have or have not) - Film de Howard Hawks avec Lauren Bacall et Humphrey Bogard (1944)

Le grand sommeil
( The big sleep ) - Film de Howard Hawks avec Lauren Bacall et Humphrey Bogard (1946)

Les passagers de la nuit
(Dark passage) - Film de Delmer Daves avec Lauren Bacall et Humphrey Bogard (1947)




Ces deux films évoquent les rapports d’abord ambigus entre un homme et une femme. Et ces rapports sont portés par le talent des deux acteurs Lauren Bacall et Humphrey Bogard.
Le port de l’angoisse est celui de Fort de France. Un Américain, qui semble être aventurier par dépit, possède un bateau et un associé alcoolique lui servant pour le pêche.
La situation est particulière, 1940 et le moment de l’occupation allemande en France. Pour Humphrey Bogard, peu lui importe. Ce qu’il veut c’est faire fonctionner son bateau pour gagner de l’argent. Il réside à l’hôtel, lieu des transactions politiques débutantes et des petites mondanités de Fort de France.
Humphrey Bogard est ici encore un perdant magnifique. Un perdant ayant sa fierté. L’ironie est un moteur pour contrecarrer les désagréments de son existence à la dérive. Mais il garde les pieds sur terre. Un gros américain à qui il donne des leçons de pêche lui doit de l’argent. Ces préoccupations du moment sont seulement celles-ci. Des préoccupations très terre à terre laissent deviner malgré tout une nonchalance élégante. Lauren Bacall, elle, survient avec une élégance de femme du monde et vole le porte feuille de l’apprenti pêcheur. Humphrey Bogard la voit et la rencontre de ce fait. Mais la beauté passe après l’argent. Bogard l’agresse presque, un rapport de force amoureux s’installe. La beauté face à la dureté. On entrevoit dans le ton sarcastique de Bogard un séduit et un séducteur passant outre certaines conventions sociales. Lauren Bacall le prend au jeu, elle ne se démonte pas et fait quasiment jeu égal dans la répartie bien sentie. L’homme n’a pas d’argent, ça le rend hargneux ; il a du vécu, ça le rend philosophe hargneux et cynique. Le charme s’effectue dans une agressivité courtoise réciproque.
Le maître d’hôtel fait partie des gaullistes et demande de l’aide à Bogard pour aller chercher un des leurs sur une île. Rien n’y fait, Bogard ne veut pas se mêler de ces histoires. Au mépris de façade (identique à ses rapports avec cette femme) de la morale et de la solidarité. Sauf lorsqu’on lui propose de l’argent. Un rôle de héros malgré lui montre son idée de la futilité de l’honneur. Ce qui ne l’empêche pas de bien s’en accommoder tel un paumé qui ne perd pas le nord.
Et ce caractère intrigue les autres personnages, et en premier lieu Lauren Bacall. Ce n’est pas le pouvoir social et financier qui impose la séduction mais un pouvoir plus subtil, l’aplomb et rien d’autre que soi-même et son expérience de la vie. Alors que l’aplomb est une qualité admise comme issue de la réussite sociale, le film fait de ces qualités les attributs d’un homme solitaire et désespérée de l’humanité. C’est contraire aux idées reçues. Mais c’est ce qui permet d’y inclure des dialogues émouvants entre un homme et une femme où la séduction ne joue que sur la psychologie des deux personnages qui ne peuvent être trahis par d’autres artifices qu’eux-mêmes. C’est pourquoi la citation tirée de « 50 ans de cinéma américain » résume ce film : personne mieux que lui (Hawks) n’a su mettre en valeur la beauté d’une fille, sa joie d’être femme avec tout ce que cela peut comporter de supériorité sur le héros, perdu dans ses problèmes. Et on peut y en ajouter une deuxième : le fameux professionnalisme de Hawks est une éthique pragmatique qui promeut un rapport volontairement froid et amnésique au monde et aux autres.
Ce parti pris n’empêche pas le port de l’angoisse de montrer également les personnages sous leur meilleur jour. Les personnages ne prétendent pas maîtriser les autres et encore moins les idées de ce monde puisqu’ils ne maîtrisent pas eux-mêmes leur vie. Le poids du quotidien n’est pourtant pas insurmontable, leur grandeur s’insère dans la réplique exprimant tour à tour des sentiments de colère, d’effroi, de calme, d’amour ou d’amitié. Des sentiments exprimés dans des conditions épurées. La solitude n’anéantit pas l’universalité des sentiments. Le désintérêt bon gré mal gré arrive par le talent de Hawks et de ses acteurs à devenir humaniste. Un humanisme peut-être moins dangereux que celui tendant vers l’universel.
Les passagers de la nuit est un film d’un autre cinéaste avec les mêmes acteurs et les mêmes procédés.
Une évasion est la fuite éperdue d’un homme seul. Il y éprouve semble-t-il une sensation de liberté gigantesque associée à une situation désemparante. Où aller ? Que faire lorsque l’on a une bordée de flics à ses trousses ? La nuit apparaît être l’évasion elle-même et ce qu’elle entraîne : la clandestinité.
Le miracle du film et du personnage principal joué par Humphrey Bogard est l’aide impromptue d’une femme jouée par Lauren Bacall. Une aide aux circonstances assez invraisemblables. Et c’est touchant l’invraisemblance lorsqu’elle est incarnée par Lauren Bacall. Les raisons de son aide se trouvent dans l’histoire commune du prisonnier évadé et de son père qui auraient tout deux tués leurs femmes. Lauren Bacall voudrait racheter le passé de cet évadé pour faire le deuil de son histoire personnelle.
Bogar ne comprend pas cette aide, la refuse tout en étant obligé de l’admettre, faute de n’être plus rien.
La rencontre est similaire à celle du port de l’angoisse, le malentendu les assemble par la volonté féminine. L’invraisemblance continue avec la rencontre d’un chauffeur de taxi perspicace décelant l’embarras de son passager. Il lui conseille de changer de visage et lui donne rendez vous chez un chirurgien esthétique aussi farfelu qu’efficace. Nouvelle invraisemblance. Comme la nuit et ses rêves…
Mais l’attente de son nouveau visage s’accompagne de la mort de son seul ami quelques heures après leurs retrouvailles. Et les liens restants sont ceux établis avec sa complice spontanée d’évasion. Un évadé convalescent se fait pouponner par une femme, assez vexant pour sa virilité d’homme en fuite. Une femme seule sans soucis matériels mène le rétablissement d’un homme sans argent, sans visage, sans rien. Mais la découverte de son nouveau visage s’apparente déjà à une nouvelle vie, à la liberté et à une deuxième partie du film puisque l’on voit enfin le visage de l’évadé. Une nouvelle rencontre s’établit avec cette femme ; il est dans une situation de charme à laquelle il n’a rien pu. Le refus du désir s’affiche mais la reconnaissance émue pour cette belle femme est plus forte que tout. Sans nous attacher aux autres détails du scénario, cette union semble être des plus belles car les handicaps initiaux ont été dépassés, l’histoire sordide perd peu à peu son emprise sur les personnages. La conclusion du film est qu’une vie débarrassée du passé permettrait l’amour pur et sans faille. Un idéal de fin déjà abordé dans le port de l’angoisse.

Etienne Louis






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