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Baltasar Gracian, L’homme de cour –
éditions Ivréa, 12,20
Jésuite et écrivain espagnol (1601-1658)
Qu’est-ce que signifie lire Baltasar Gracian, auteur du XVIIe siècle
?
Que le lecteur est un réactionnaire, d’arrière garde,
vieux jeu, à côté de la plaque ou vieux tout court
pour certains. Que le lecteur est gentiment aristocrate pour se situer
au-dessus de la mélasse du XXIe siècle. Que le lecteur veut
bizarrement comprendre une partie de l’essence humaine et que ça
ne sert à rien, on le sait. Que le lecteur est tout simplement
un snob qui n’a rien d’autre chose à foutre.
Baltasar Gracian n’est ni rock’n’roll ni même
moderne d’après la révolution française. Il
devient alors difficile d’être crédible pour beaucoup.
Pourtant L’homme de cour décèle des « vérités
» sur le genre humain assez peu dites ou écrites. Mais la
résolution, la compréhension, la patience, la conversation,
la sagesse paraissent a priori des termes larges et banales utiles pour
passer le bac en philo. Et cet a priori peut empêcher d’aller
plus loin que la lecture de ces simples termes.
Ça ne sert à rien d’approfondir. Pure perte de temps.
Nous sommes, nous les cyber modernes consommateurs, au-dessus de tous
ces traits de caractères. D’ailleurs y penser seulement quelques
minutes pourrait nous faire ralentir dans notre course vers…, et
pire douter. De nous-mêmes et des autres, double inconvénient,
si seulement ça pouvait faire douter uniquement les autres, potentiels
adversaires. Nous ne sommes pas dans la modération, de quoi que
ce soit, de l’expression de notre propre caractère ou de
l’observation du monde.
Baltasar Gracian est pourtant utile par son sens de l’à-propos,
son discernement. Les maximes sont le sens de la mesure. Et le sens de
la mesure, c’est intéressant dans un monde démesuré.
La vie que nous fait subir le monde actuel est pratique, et, son seul
intérêt est de représenter un stimulant pour justement
composer avec lui à l’aide d’expériences inverses.
Que vive le contraste. Je dis.
Faire des expériences inverses, c’est lire par exemple Baltasar
Gracian afin de réfléchir à ce que notre époque
ne peut pas dire. Une lecture peut mettre en jeu d’autres perspectives
que celles omniprésentes (surtout dans les médias) de se
faire du fric n’importe comment n’importe où, d’aller
à l’essentiel c’est-à-dire réfléchir
au moyen de s’acheter une maison, une voiture ou d’obtenir
un emploi en appliquant le discours dominant (taux d’intérêt,
rentabilité, CV, diplôme, marché) – et j’en
suis (pas fier). Plus vous aurez un raisonnement catégorique mais
consensuel (paradoxe) et donc intempestif, plus vous aurez de chances
de vous insérer dans la société de marché.
Mais il n’est pas certain que vous sachiez en jouir.
Baltasar Gracian combat l’intempestif. Les jeux de pouvoir et d’influence
sont dangereux pour qui ne sait pas en faire usage avec subtilité.
Et ces jeux de pouvoir ne sont pas systématiquement des phénomènes
infâmes qu’il faut détruire tête baissée.
Ils sont présents et depuis tout temps. Il faut alors composer
avec eux pour vivre décemment. Garder sa personnalité tout
en acceptant ces jeux et la différence des points de vue.
La sensation assez présente aujourd’hui que nous pouvons
au sein d’un groupe passer par le même sentiment, par la même
opinion exactement au même instant est perverse et pire dangereuse.
En évoquant des thèmes impersonnels, Gracian tente de définir
comment la personnalité de chacun peut se placer et s’immiscer
à la « cour » ou en société.
Baltasar Gracian énumère des principes puis les explique.
Ainsi la maxime LXXII « Avoir de la résolution » use
de la métaphore et d’exemples :
L’irrésolution est pire que la mauvaise exécution.
Les eaux ne se corrompent pas tant quand elles courent que lorsqu’elles
croupissent. Il y a des hommes si irrésolus qu’ils ne font
jamais rien sans être poussés par autrui ; et quelquefois
cela ne vient pas tant de la perplexité de leur jugement, qui souvent
est vif et subtil, que d’une lenteur naturelle. C’est une
marque de grand esprit que de se former des difficultés, mais encore
plus de savoir se déterminer.
Il en ressort une certaine solennité amusante dans la manière
de l’exprimer mais aussi une volonté profonde de toucher
avec justesse l’âme humaine.
D’autres principes restent davantage de notre temps. Aujourd’hui
où la vitesse sous toutes ses formes pour le meilleur et pour le
pire est mise en avant, la maxime CLXXIV « ne point vivre à
la hâte » prend une signification plus forte encore :
Savoir partager son temps, c’est savoir jouir de la vie. Plusieurs
ont encore beaucoup à vivre, qui n’ont plus de quoi vivre
contents. Ils perdent les plaisirs, car ils n’en jouissent pas ;
et quand ils ont été bien avant, ils voudraient pouvoir
retourner en arrière. Ce sont des postillons de la vie, qui ajoutent
à la course précipitée du temps l’impétuosité
de leur esprit. Ils voudraient dévorer en un jour ce qu’ils
pourraient à peine digérer en toute leur vie. Ils vivent
dans les plaisirs comme gens qui les veulent tous goûter par avance.
Ils mangent les années à venir, et comme ils font tout à
la hâte, ils ont bientôt tout fait. Le désir même
de savoir doit être modéré, pour ne pas savoir imparfaitement
les choses. Il y a plus de jours que de prospérités. Hâte-toi
de faire, et jouis à loisir. Les affaires valent mieux faites qu’à
faire, et le contentement qui dure est meilleur que celui qui finit.
La lecture de « L’homme de cour » est un retour aux
sources de ce que peut être l’individu. Il est même
jouissif de lire des maximes écrites à une époque
censée nous être inférieure et condamnant une partie
de nous-mêmes. Sans vouloir comparer le passé et le présent,
le passé peut aussi nous apprendre l’humilité et la
sagesse.
Etienne Louis
Le héros (1630)
Le politique (1640)
L’homme universel (1646) éditions Rivages
1994
l’homme de cour (1647) éditions Ivréa-Champ
Libre
De la finesse et du bel esprit (1648) éditions
Rivages
L’homme détrompé (1651)
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