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Mingarelli, solidaire des hommes
LITTÉRATURE. Dernière œuvre de l'écrivain,
“ Quatre soldats ” est le récit dépouillé
d'une quête d'humanité sur fond de guerre.
La cosmogonie mingarellienne est semé d'ingrédients anodins.
En témoigne ceux qui ponctuent Quatre soldats, rare bonheur de
cette rentrée littéraire hivernale : une montre au mécanisme
cassé, renfermant la photographie d'une femme ; une cabane d'infortune
réchauffée par un poêle ronflant ; un ragoût
de vieilles pommes de terre, de haricots et de cochon ; des cigarettes
qu'on roule ; un jeu de dés… Du dérisoire, du banal
tout ça, articulé dans un décor rigoureux : l'hiver,
le front de l'Est, la Galicie, l'Armée Rouge face aux lignes roumaines
et polonaises. Du côté de l'année 1919 sans doute.
Peu importe, ici ou là, à un moment ou à un autre
(rien d'explicite ; mais chez Hubert Mingarelli même l'explicite
se murmure à peine). Les ingrédients constituent le ciment
de quatre hommes, emportés par un repli en forêt, défaits
(raconté au cordeau par la petite lucarne d'un narrateur-soldat,
dont il faut attendre la page 63 pour connaître le prénom).
Ce n'est pas du sauve-qui-peut, ça y ressemble. La retraite se
perçoit dans l'intime, la débandade s'accomplit mètre
après mètre, l'abri se dresse à la hâte…
Saupoudrant le ciment des personnages, des ébauches de conversation,
des verbes brefs, des paroles furtives qui sonnent comme définitives
avant de rebondir, timidement. Des personnages qui avancent à tâtons,
traversent une tranche de leur existence qui pourrait être fondamentale.
A l'intérieur, le troc du tabac a donc son intérêt,
comme les saveurs d'un ragoût, l'eau sifflant dans une bouilloire,
le partage du thé ou d'un cauchemar, les moments étirés
sous un pâle soleil au bord d'une berge ou les éclats de
rire fuyant dans l'air empesé (la réflexion dans la crudité
désemparée des circonstances du “ gros con d'Ouzbek
” après avoir avalé son ragoût puis un maigre
poisson un est un monument : “ Vous savez quoi ? Il y a un cochon
avec des nageoires dans mon ventre. ”) … Il faut bien que
le temps passe, et l'hiver avec. Tenir. Avant de reprendre la guerre,
universelle vacherie…
Hubert Mingarelli s'est hissé en haut de la littérature
contemporaine à la force d'un sujet-verbe-complément. Là
où la conversation, la simplicité des objets et la gestuelle
ont leur poids de fulgurance. Quelque chose de l'Arte povera. Si des textes
se donnent entier (et parfois en pâture), sa littérature
cède presque à rebours, à pas comptés, mesurés
(de fait, on n'arrête pas de marcher dans ses livres, et ici plus
encore). Ça ne foisonne pas, demeure concis, fluide, sans accroc.
Au dépouillement des relations correspond un style dépouillé.
Des individus sans importance collective. Peu de personnages, resserrés
dans un mince espace. L'essentiel est ailleurs. Au reste, chez Mingarelli,
l'essentiel est partout. Dans un récit calibré milli, de
restrictions en contraintes, la phrase revêt des allures d'estocade.
Le détail cogne dans l'essentiel, l'anecdote se fait fresque. Pas
un pète de lard diraient certains (sinon dans le ragoût).
Le paradoxe est là, qui voit passer une masse d'émotion,
laisser filer les sens avec l'air de ne pas y toucher, et surtout de ne
rien déployer. La phrase se garde, préserve pour mieux rendre.
On a beau comparer Mingarelli à Erri de Luca ou Mario Rigoni Stern…
quand il faudrait voir une littérature qui n'appartient qu'à
lui.
Une rivière verte et silencieuse et la Dernière neige se
coltinaient le rapport père fils. La Beauté des loutres
déplaçait le rapport dans une confrontation exsangue et
exiguë entre un adulte et un jeune garçon. A bord d'un camion,
le tournant était amorcé. L'auteur passe ici de l'autre
côté du col, arrimant le récit dans la tension, l'espoir
contre le désespoir, se concentrant sur les rapports humains, taillés
à l'arraché. Entendre, se faire entendre, à demi
mot. Affaire de reconnaissance aussi… Et l'arrivée d'un cinquième
larron, rare gosse dans les tenailles de ces champs de batailles, le seul
être sachant lire et écrire, plutôt que de désunir
le quatuor, ne joue pas autre chose que le rôle de révélateur.
Révélateur de cette tranche de vie, de cette amitié
esquissée, de cette solidarité qui se cherche, pointant,
rehaussant les ingrédients forts de cette existence. Pas de hasard
alors dans cet essentiel, partagé entre un portrait féminin
coincé dans une montre, passant d'une paillasse l'autre, qui réchauffe
et rassure, un poêle ronflant et un ragoût de cochon. C'est
pas con le ragoût de cochon. Avec des vieilles pommes de terre et
des haricots.
Jean-Claude Renard
Quatre soldats, Hubert Mingarelli, éd. Seuil, 202 p., 15 euros
La Beauté des loutres, Hubert Mingarelli,
Seuil, 174 p., 14 euros (91 F).
La dernière neige, Hubert Mingarelli,
Seuil, 126 p., 75 F.
Une rivière verte et silencieuse,
Hubert Mingarelli, Seuil, 124 p., 75 F.
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